En 1981, lorsque j’ai commencé à peindre des autoportraits, j’en espérais, comme bénéfice supplémentaire, une certaine connaissance de soi. Aujourd’hui, vingt-quatre ans et plus de deux mille autoportraits plus tard, je dois arriver à la conclusion que cela ne s’est pas produit et que ma personnalité individuelle en tant que peintre a plutôt perdu en clarté. La connaissance de soi que j’en ai tirée est que cette quête ne sert à rien.
Laissez-moi vous raconter l’histoire de ma vie, en tant que peintre s’entend, afin que la clarté puisse se faire sur la façon dont jái atteint ce paradoxe. Lorsque j’étais jeune, entre l’âge de douze-treize ans et dix-sept ans, j’étais toujours en train de dessiner et peindre, je faisais des paysages, des natures mortes, des figures, et aussi des autoportraits. Je suis donc entré à l’académie où, très tôt, j’ai été attiré par la modernité, l’avant-garde et, avec un groupe d’amis, nous renversâmes le monde. J’avais toute la vie devant moi, je fis des sculptures, des dessins, des photographies et des peintures délirantes. J’avais pour philosophie de faire tout ce que je pouvais imaginer. Après avoir fait cela pendant à peu près deux ans, j’en eus assez. De plus, j’étais déçu par le monde de l’avant-garde : j’avais horreur des galeries blanches, des magazines sur papier glacé et du jeu que les gens jouaient. Et jái décidé de faire un repli en moimême, de revenir aux années où, lorsque j’étais enfant, tout était pur, et je me remis à peindre des autoportraits. Mes professeurs n’ont pas aprécié : ils ont mis en doute mon intégrité et m’ont accusé d’être réactionnaire. Je n’étais pas d’accord. Dans mon idée, notre culture est celle de la liberté individuelle.À la Renaissance, en Europe, les hommes se sont libérés du pouvoir absolu de l’Église et de la royauté. Pour les peintres, cela signifiait qu’ils pouvaient peindre leur propre imaginaire et leur propre vision du monde. Ils ne peignirent plus désormais sur des murs gigantesques mais, dans leurs propres ateliers, sur des petits panneaux bon marché.
Il n’ya pas deux individus pareils et donc, depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui, notre histoire de l’art se définit mieux par des termes comme pluralisme, contradictions, mise en danger, chaos. Les historiens d’un art moderniste ont tenté de tirer des lignes droites dans cette obscurité, ce qui est évidemment un mensonge : il n’y a pas de lignes droites dans le chaos. Aux yeux de mes professeurs, les jeunes artistes devaient prolonger ces imaginaires lignes droites dans le futur. Et à propos d’intégrité : un autoportrait mal peint, vous pouvez en conclure tout ce que vous voulez, mais il reste honnête et tout est possible : un autoportrait ne raconte jamais de mensonge.
J’ai donc peint des autoportraits et rien d’autre, sans me soucier de ce à quoi ils ressemblaient : à partir du moment où c’était un autoportrait, c’était O.K. pour moi.
Jusqu’au jour où je fis un tableau extrêmement beau. Le jour suivant, je tentai d’en faire un autre, aussi beau que celui de la veille. Et je n’y parvins pas ! J’essayai et essayai encore, sans succès. Je réalisai que je n’avais pas la maîtrise du matériau. C’était le matériau que me dominait. J’en étais esclave et je n’aimais pas ça, je décidais donc d’étudier les méthodes des maîtres anciens pour acquérir leur maîtrise.
Il semble que je m’étais limité moi-même : un seul sujet (mon propre visage), une seule technique (celle des vieux maîtres) et je travaillais sur des panneaux relativement petits de deux ou trois formats. À l’opposé de ces limitations, j’essayais d’être aussi libre que possible dans ma pratique stylistique. Je laissais juste s’écouler le tout sans hésitation, et n’utilisais plus que rarement le miroir. Et je laissais tout ça se déverser – toutes ces peintures différentes – avec un réel plaisir, jusqu’au moment… où j’en ai eu marre, où je fus fatigué d’avoir à trouver tout le temps de nouvelles voies. Je n’en pouvais plus et ne le voulais plus. Je voulais en finir avec mon intuition, en finir avec ces cogitations et avec les incessantes variations. Ce que je veux maintenant, c’est une routine, une divine routine ; peindre sans pensées, sans émotions. Je veux faire des autoportraits impersonnels !
Nous ne savons pas qui nous sommes et cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Lorsque nous mourons, nous perdons notre corps physique, mais nous perdons aussi notre personnalité individuelle. Celle-ci est aussi dérisoire, comparée à l’essence mystérieuse de notre existence, que la petitesse de notre corps physique si on le compare à l’univers.
Ma nouvelle tâche est la suivante : comment réaliser des autoportraits impersonnels ?
En marchant dans les rues d’Athènes durant ces derniers jours, j’ai vu les icônes dans les boutiques touristiques et, plus tard, dans les musées. Les icônes sont les portraits non individuels par excellence : elles sont généralement dessinées à l’aide d’un pochoir, colorées conformément à des règles strictes, et le peintre est souvent anonyme. Je pense que je vais m’inscrire à un cours de peinture d’icônes…
Philip Akkerman, extraits d’une conférence donnée à l’Institut néerlandais d’Athènes, le 10 janvier 2005.